UNE PETITE GUERRE PARFAITE


traduit de l’italien par Leila Pailhès,
Éditions Métailié, Paris, 2013


”Les bombes de ton OTAN tiennent le ciel dans leur main, mais la terre, elle, doit se débrouiller comme elle peut.”

Mars 1999, Kosovo. Les bombes pleuvent sur Pristina, la ville est encerclée par les Serbes, personne ne bouge. Dans les rues les milices ont carte blanche.

Trois jeunes femmes sont coincées dans un appartement, à attendre. Plus d’électricité, plus d’eau, plus de téléphone. À la télévision, la propagande bat son plein. Vivre ou mourir, ça n’a plus grande importance, mais on voudrait que ça arrive vite. 
À l’étranger, les exilés kosovars sont isolés au milieu de gens insouciants et futiles, dans le monde de l’abondance et des crèmes antirides. Ils regardent à la télé cette « petite guerre parfaite », une guerre propre et sans bavures qu’on mène depuis le ciel à coups de délicates frappes chirurgicales. 

Un extrait du roman:


Elvira Dones - UNE PETITE GUERRE PARFAITE

Premier jour

Elles viennent de poser le gâteau au centre de la table. Qu’il est laid, pense Rea en souriant étrangement. Elles vont bientôt éteindre la lumière. Son amie Nita la supplie du regard et Rea lui dit que son dessert est magnifique pour lui faire plaisir. La troisième du groupe, Besa, s’essuie les mains sur son tablier et plante une bougie sur la table, esquissant un sourire qui a l’air d’une menace.
– Allez, Rea! dit-elle. Fais un vœu qu’on en finisse! Nous sommes le mercredi 24 mars 1999. Elle, c’est Rea Kelmendi et ce jour est le sien. Ce pourrait être l’anniversaire parfait, un de ceux dont on se souvient encore cent ans après. C’est un anniversaire très littéraire, il ne peut pas être romantique mais littéraire, oui.
Besa est grande, majestueuse, la transposition humaine de la tour Eiffel. Rea émet un rire sonore. Besa la transperce de ses yeux, elle ne résiste pas à la tentation de jeter un coup d’œil en direction de l’horloge suspendue au mur. De son côté, Nita pense que tout cela est absurde : le gâteau, la bougie et tout le reste, bien qu’elle ait elle-même insisté pour cette fête.
Fiona, Vjosa et Edita sont arrivées il y a maintenant deux heures. Elles ont murmuré à Rea un Bon anniversaire et puis elles ont parlé des températures plus que douces pour la saison, après quoi elles ont renfilé leurs chaussures et s’en sont allées sans dire Salut à bientôt!

Les fenêtres gémissent à cause des bombes qui ont commencé à marteler la terre non loin d’ici, mais les trois femmes font comme si de rien n’était. Rea espère qu’elles feront du beau travail, les bombes, qu’elles raseront tout ce qui doit être rasé, et si elles pouvaient expédier la chose en une seule nuit, tant mieux.
La bougie est maintenant allumée. Rea secoue la tête pour sentir le mouvement de ses cheveux lorsqu’une crise de larmes qu’elle tente de maîtriser la prend par surprise. Art n’a toujours pas appelé. Il se concentre sur ce baptême de guerre, alors qu’elle éprouve des sentiments bien plus utiles : maintenant par exemple, elle se sent très belle.
– Allons trésor, souffle cette maudite bougie, la réveille Nita avec sa délicatesse habituelle, un large sourire aux lèvres.
Besa tient déjà le couteau dans ses mains. Celle que l’on fête rit entre ses larmes.
– Tu ressembles à un boucher, dit-elle à son amie.
La lumière est coupée à cet instant précis et Besa pense que maintenant elle doit vraiment courir chez elle. Besnik,Alma et Drin l’attendent : les valises de la fuite déjà prêtes dans le couloir. Elle s’imagine Besnik, son mari, essayant de s’adresser aux enfants sur le ton de la plaisanterie pour chasser la panique dans leurs yeux.
Nita tripote la lampe à huile pour l’allumer. Rea souffle enfin sa bougie. Les fenêtres sont obscurcies par deux couches de couvertures de laine. Le son des bombes se fait plus net, plus proche. Le téléphone sonne. Nita réussit à allumer la lampe, Rea s’est dirigée vers l’appareil au fond du couloir. Elle chuchote quelques mots. Elle conclut avant de reposer le combiné : D’accord, alors on se rappelle d’ici une demi-heure. Maintenant que Nita s’est approchée avec la lampe, les ombres sur les murs se resserrent.

– C’était Hamza, dit Rea. La BBC vient d’annoncer le début de la guerre. L’OTAN a bombardé des postes militaires en Serbie et au Kosovo. Il suit les infos et nous rappelle dès qu’il en sait plus.Hamza est le frère de Nita émigré à Londres. La maison est celle de Nita. Mais c’est mon anniversaire, se persuade Rea. Besa se rue sur la porte et cherche ses chaussures à tâtons, elle s’apprête à embrasser ses amies mais Nita se refuse et Besa s’arrête. On ne s’embrasse plus depuis des semaines. Je ne t’ai pas embrassé donc nous ne nous sommes pas quittés donc rien de grave ne peut arriver.
– Bon anniversaire ma belle, dit Besa avec des trémolos dans la voix, elle ouvre la porte et se laisse engloutir dans le noir.
Cinq minutes plus tard le téléphone sonne à nouveau, c’est le père de Rea.
– Ne te risque pas à sortir, lui intime Riza Kelmendi. Chez nous les bombes descendent du ciel comme s’il en pleuvait.
Rea appartient au grand fis* des Kelmendi, qui vit dans le quartier de Costa del Sole, la maison de Nita se trouve dans le quartier de Dardania. Rea réfléchit sur ce choix du verbe descendre. Elle s’imagine les bombes descendre sagement et dans le plus grand silence; au beau milieu du ciel, elle les voit ouvrir leurs petits parachutes colorés qui s’avancent graciles et constants pour se poser sur la courbe épuisée et boueuse de notre terre-mère sans causer le moindre remue-ménage. L’étudiante en lettres de vingt-quatre ans précise à son père que, la descente des bombes, on l’entend aussi ici, chez Nita. L’homme voudrait ajouter quelque chose mais il n’y arrive pas, leur conversation s’arrête là.


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