SOLEIL BRûLé

(traduit de l’italien par Catherine Pierre-Bon)

 

Elvira Dones sait de quoi elle parle. Dans un ouvrage d’importance historique et sociologique autant que littéraire, par le truchement d’un art qu’elle maîtrise et qui échappe à toute sensiblerie facile, elle donne une attachante présence à des personnages et à des événements qui universalisent Là-Bas et Là-Haut, lieux dont le symbolisme ne se limite pas au passé. Un ouvrage essentiel sur un sujet rarement abordé. Parce qu’il nous gêne?
Pierre-Robert Leclercq – Le Monde

Je serais heureuse, si je n’étais pas aussi triste. Quel temps fait-il, là-dehors? Il bruine? D’ici, c’est difficile à dire. Je serais heureuse si seulement je n’ètais pas aussi oppressée par cette douleur cruelle. Finalement, c’est aussi bien. Je retourne où j’avais juré de ne plus jamais retourner. Rien ne m’attache à ce pays. Autant m’en aller. Et pourtant je ne l’aurais pas quitté s’ils m’avaient laissée en vie. Non, ce n’est pas le crépitement de la pluie: c’est le bruit de la mer qui monte, qui descend, qui se gonfle, qui se relâche.
    Comment pourrai-je supporter ta peine quand tu me verras, maman? J’aurais donné n’importe quoi pour t’embrasser à nouveau. Je ne pourrais rien faire d’autre que supporter tes sanglots, sans pouvoir te serrer contre mon coeur et dire: Chut, calme-toi, maman…, je suis là maintenant, auprès de toi, c’est fini, la douleur s’est évanouie, je suis là maintenant, tu ne dois plus pleurer. Tu te souviens? Tu me l’avais promis. Si on ne se quittait pas, on pourrait tout surmonter; le venin des pensées, la perfidie du soleil, jusqu’à la froideur de la lune. Mais je ne pourrais pas te dire un seul mot, et moi seule sais à quel point ce moment sera dur.

    J’avais décidé de ne pas rentrer, quand on voit l’état dans lequel je me suis mise, et celui dans lequel ils m’ont mise. Jamais, au grand jamais je ne serais revenue. Je serais restée ici, même si rien ne m’attache à ce pays. Tu es têtue, tu n’obtiendras jamais rien de la vie. C’est vrai, je suis têtue, ou plutôt, je l’étais. Leila, tu ne retourneras pas Là-Bas tant que tu ne te seras pas lavée un peu de toute cette saleté.
    Pendant la journée, ma résolution était claire, nette, définitive. Celle qui me fichait dedans, c’était la nuit. Les rares nuits où je réussissais à dormir comme les gens normaux, je rêvais de rentrer. De rentrer Là-Bas.
    Je débarquais du ferry, le soleil brillait. Un soleil qu’on ne trouve que Là-Bas. Un soleil à rendre fous même les plus fous: je débarquais et j’embrassais ma mère qui s’agrippait à moi et éclatait en sanglots. Son corps si menu à côté du mien. Sa tête contre ma poitrine.
    Leila…
    Chut, maman, ne dis rien… Tu as vu? Je suis rentrée…
    Leila…
    Nous restons enlacées. Autour de nous, des chiens errants fouillent dans les poubelles nauséabondes. Des enfants aux yeux magnifiques s’élancent dans une course endiablée. Des voyageurs lancent leurs valises à leurs parents venus les attendre. Des policiers aux uniformes délavés se grattent le cul en regardant ceux qui débarquent avec une pointe d’envie. La poussière dense poudre les sourcils. Des klaxons hystériques emplissent l’air de leur impatience sonore.
    Maman et moi sommes toujours enlacées. Immobiles. Ses yeux dans mon âme, mes yeux perdus dans ce jour brûlant. Chaque maudit été, je rêve de rentrer Là-Bas. Et quand je me réveille, voilà, je suis heureuse. Je balaie du regard cet espace clos, la cellule de mon cauchemar. Mais ma joie résiste. Un jour, j’irai au-devant de mon Retour.

(…)
Il n’y a pas de passagers, de ce côté-ci du port, devant le ferry. Un homme, c’est tout. La cinquantaine. Les yeux rivés sur le bout de ses chaussures, une cigarette à moitié consumée entre les doigts, la cendre encore intacte. De profil, le rouleau gris semble le prolongement grisâtre de ses doigts tremblants. La tête tremble elle aussi et avec elle une touffe de cheveux blancs. L’homme ne détache pas son regard du bout de ses chaussures. S’il bougeait, ne serait-ce que d’un centimètre, il se mettrait à pleurer sans pouvoir s’arrêter. S’il détournait son regard, ne serait-ce qu’un instant, ses larmes rouleraient sur l’asphalte, Mais l’homme ne veut pas pleurer. Il aura bien le temps, surtout quand sa femme s’effondrera de désespoir. L’homme sait parfaitement qu’à ce moment-là, il ne pourra plus s’opposer à ses larmes. Pour l’instant, il tente de leur résister. Finalement, la cendre se détache. Dans sa chute, une partie se disperse dans l’air, l’autre se pose sur le bout de sa chaussure droite. L’homme éteint alors ce qui reste de la cigarette du bout des doigts. Ça ne brûle pas. Du coup, il met le mégot dans sa poche. A ce moment-là, un policier lui donne une petite tape sur l’épaule.
“Vous pouvez monter maintenant. Par ici, suivez-moi.”
Le policier est jeune. Il doit avoir une dizaine d’années de plus que Leila, grand maximum. Il fait signe à deux autres de ses collègues de s’approcher pour soulever le cercueil.
“Non”, dit l’homme en s’éclaircissant la voix. Les trois policiers, en file indienne, se redressent, laissant leurs bras retomber le long du corps. “Je vais le faire.”
“Vous êtes sûr d’y arriver?” est sur le point de lui demander le premier, mais les sons s’étouffent dans sa gorge. L’homme soulève le cercueil et s’avance vers l’entrée du ferry. Les policiers le suivent. Ils lui tendent la clef d’une cabine, l’homme secoue la tête et se dirige vers la proue.
“Tu seras mieux ici, ma fille. Plus tard, si tu veux, nous rentrerons dans la cabine.”

 


 

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